Eté 2021. Lorsque je quittai l’albergue des pèlerins, il faisait encore nuit.
Je descendis le sentier bordé de hêtres qui allait me conduire à Irun. Depuis le Mont Albade, la vue sur le Golfe de Gascogne encore endormi, était comme irréelle. A mes pieds, la plaine s’étalait à perte de vue, et, à l’arrière, on devinait les plages d’Hendaye et les remparts de la ville d’Hondarabia. Plus bas, la Bidassoa, aux teintes d’argent, étendait ses bras jusqu’à l’estuaire, séparant la France de l’Espagne. Le fleuve était constellé de dizaines de tâches noires : des barques, des rafiots, des bateaux toutes voiles affalées, étaient amarrés sur les eaux.
Je longeai la rue des Pintxos ; les bars avaient fermé leurs portes depuis peu. La nuit avait été longue. J’aperçus déjà le pont Saint Jacques qui enjambait le fleuve et allait me conduire en France. Deux mois sur les chemins c’est long, mais dans quelques minutes, je serai de retour au pays. Le jour se levait mais quelques lampadaires restaient encore allumés. Soudain, au fond de la rue, il me sembla distinguer, à leur démarche, un groupe de femmes africaines. La rue était déserte et la vision de ces femmes dans le matin blafard avait tout d’une apparition. Quand elles m’aperçurent, elles se dirigèrent vers moi.
Vêtues de pagnes aux couleurs vives, avec des coiffes en tissus rayés nouées au dessus du visage, deux d’entre elles avaient de petites valises en osier sur la tête qu’elles soutenaient de leur bras. La troisième, la plus grande, portait un gros baluchon sur son dos.
– Usted puede ayudarnos a pasar ? Je leur fis signe que je ne parlais pas l’espagnol.
– Nous voulons aller à la France !
– Vous avez des papiers ?
– Non !
– Des passeports ?
– Non !
– De l’argent ?
– Non !
– Où allez-vous ?
Elles me tendirent un bout de papier avec une adresse à Bayonne, griffonnée.
Je regardai ces femmes aux traits fatigués et aux regards perdus. Je leur expliquai qu’elles n’avaient aucune chance de passer en France par ici. Rien à faire : ces entêtées ne voulaient rien entendre. Elles venaient de Côte d’Ivoire. Je les imaginai traversant la mer, entassées sur des bateaux de fortune ou sous des bâches de camions. Tout à coup, le baluchon de la plus grande se mit à s’agiter, une petite main apparut, puis une autre et enfin une tête, celle d’un bambin de deux ans environ, que notre conversation avait du réveiller. Les migrantes n’étaient plus trois mais quatre.
Nous arrivâmes à l’entrée du pont transfrontalier. A l’autre bout, cent mètres plus loin, les flashes lumineux d’un feu clignotant et deux cabines de surveillance. Je savais qu’ils avaient renforcé les contrôles de police et de douane dans le secteur. La tentative de ces femmes était vouée à l’échec, sauf miracle bien sûr. Je fouillai dans ma poche : il me restait deux billets en euros que je remis sans conviction à la mère de l’enfant. Puis on se sépara. Le pont était large : deux voies centrales pour les voitures et deux trottoirs latéraux pour les piétons. Je pris le trottoir de droite et elles, celui de gauche. Nous marchions en parallèle, la chaussée était déserte : de temps en temps, une rare voiture. A mesure que nous avancions, nous distinguions, à la lueur des flashes, le camion des douanes garé de face et, à côté, un agent en uniforme. Les innocentes allaient se faire cueillir comme des fleurs.
La traversée me parut interminable. Par moments, les femmes tournaient leur tête vers moi avec des regards angoissés. Nous étions maintenant arrivés au bout du pont. Je devinai déjà la suite : le policier allait se diriger vers elles, les contrôler, les arrêter et prévenir ses collègues…
C’est à ce moment-là que deux voitures s’avancèrent brusquement devant le poste. Contre toute attente, l’agent traversa la chaussée, braqua son visage vers le premier conducteur et lui intima l’ordre d’ouvrir le coffre arrière. Puis il arrêta le véhicule suivant. Au bout de deux minutes qui me parurent deux heures, il me fit signe de passer. Je franchis le balisage. J’étais en France. Où étaient-elles ? Personne dans le fourgon des douanes, personne dans les cabines. Comme un automate, je pris l’avenue qui menait à la ville et c’est là que je les vis. Je devais avoir l’air stupide et ahuri, parce que, à ma vue, elles s’écroulèrent de rire. Elles riaient aux éclats, à gorges déployées, se tenant les côtes, pliées comme des baleines. Rires de joie, de délivrance, de triomphe…
Et maintenant, comment aller à l’adresse indiquée ? Nous prîmes la direction de la gare d’Hendaye. Et là, dans un timing parfait – mais je ne m’étonnais plus de rien – un bus pour Bayonne apparut comme par enchantement. Elles montèrent et il démarra. Je restai immobile, regardant le bus s’éloigner avec ces pèlerines du monde, qui venaient de traverser les mers, les déserts et les frontières, assistées par quelque ange bienfaisant et je les confiai à Dieu.
Le miracle avait bien eu lieu.
Michel Gout. D’après le témoignage de Philippe.
Santiago, octobre 2022.