Pour aborder la question du sacré, il m’a semblé pertinent de partir de la distinction que fait Jean-Yves LELOUP entre le touriste, le randonneur et le pèlerin. En voici quelques extraits :
« Marcher comme un touriste, c’est marcher sur l’écorce de la terre, dans l’extériorité. À vrai dire, le touriste ne « marche ›› pas sur la terre, il la court, la piétine, la consomme. Le randonneur, quant à lui, ne surfe pas sur l’écorce du monde, il entre dans la sève. L’important n’est pas de « faire ›› tel ou tel pays – sacré, exotique ou extraordinaire – ni de « se faire ››photographier devant tel monument, mais de goûter la vie, d’éprouver la marche, de pénétrer dans le mouvement même de l’univers. Le pèlerin, quant à lui, marche vers le marcheur qu’il est et Celui qui marche en lui…Il ne marche pas vers un site particulier – sacré ou non – pour affirmer « j’y étais ». Il n’est pas non plus à la recherche d’une émotion particulière. Non, il va sans cesse vers lui-même. Si le touriste marche sur l’écorce, le randonneur dans la sève, le pèlerin est dans le Souffle qui anime toute la création. Le Souffle est le mouvement même de la Vie qui se donne, qui informe la sève et nourrit l’écorce de l’arbre. Sa destination est l’Être qui le fait être, devenir ce qu’il est et qui est plus grand et autre que lui-même. »
Comment le pèlerin en arrive-t-il à faire pareille expérience ? Précisons en préambule que nous sommes ici dans le mystère de la personne et qu’il n’existe ni règles, ni recettes, les catégories proposées par Jean Yves LELOUP ne doivent donc pas être «enfermantes» !
Essayons quand même d’aborder à tâtons ce à quoi s’expose le pèlerin :

Dans sa marche au long cours, le pèlerin rentre dans un processus de délestage, le corps en se fatiguant présente moins de résistances, il se détoxifie ! Le mental, quant à lui est en quelque sorte en roue libre, il va bien sur faire remonter en surface les soucis et les distractions habituelles, mais le fait de vivre les journées au rythme du soleil, d’être immergé dans la nature, de faire des rencontres éclairantes, de se ressourcer dans des hauts lieux spirituels, le pèlerin peut être amené progressivement à découvrir qu’il n’est pas seulement un corps, qu’il n’est pas seulement celui qu’il croit être ! Un simple coucher de soleil peut malgré lui le décentrer de sa personne et l’amener à faire l’expérience qu’il fait partie d’un tout qui le dépasse et qui l’émerveille. S’émerveiller, attardons un peu sur ce mot : l’émerveillement est précisément une de ces clés qui permet de projeter toute sa personne sur la beauté, la grandeur et l’inédit de l’objet contemplé. Peu à peu, le pèlerin pressent qu’en lui se trouve un espace, une lumière, une Présence pour certains, qui l’anime depuis sa profondeur !
La tradition nous rappelle, nous l’avons peut-être un peu oublié, que l’être humain est composé d’un corps, d’une âme et d’un Esprit. Le pèlerin revisite chaque jour les limites et les forces de son corps, il découvre que celui-ci, s’il n’est pas freiné par des barrières mentales peut l’emmener plus loin que prévu ! C’est par l’intermédiaire de ce corps, par les pieds, par les sens, que le coeur va pouvoir se réveiller. L’âme, quant à elle, est pour beaucoup une notion assez floue : étymologiquement, l’âme est en fait notre psyché, notre mental, le lieu de notre raison. L’Esprit est une part de nous-mêmes hors de l’espace et du temps, il est pour certains auteurs une « fenêtre ouverte sur l’absolu ! » Nous sommes tellement, en temps ordinaire, happés par notre quotidien, expulsés de nous-mêmes, que nous ne visitons pas souvent cette partie de nous-mêmes. Sans trop faire de catégories, on peut dire que le méditant, dans son assise, et le pèlerin dans sa marche attentive, se mettent en condition pour laisser s’exprimer cette partie subtile d’eux-mêmes.
Ils peuvent ainsi accueillir une forme de joie, de paix et d’empathie pour les autres. C’est à cet endroit que nous pouvons parler d’accès au sacré de la personne, ce point mystérieux qui relie le pèlerin à sa source, à son entourage, au cosmos et à lui-même. Si les religions peuvent être une aide sur ce chemin, les expériences et les témoignages rapportés par les pèlerins échappent souvent à une quelconque appartenance religieuse !

Un peu libéré des limitations de son ego, le pèlerin fait parfois à son insu et sans forcément le rechercher, l’expérience de sa véritable identité et d’une forme de transcendance.
Il faut souligner ici l’importance des autres, des compagnons de route, des hébergeurs, etc…. Sur le Chemin, on ne se contente pas d’échanges superficiels, les coeurs s’ouvrent et la confiance s’installe ! Il n’est pas rare de vivre ce que l’on appelle des synchronicités, un kiné qui se présente juste au bon moment, une parole de réconfort qui fait s’évanouir le découragement, un villageois qui propose un lit le jour où les gites sont complets ! Pèleriner, c’est aussi faire l’expérience que nous ne sommes pas tout seuls, que nous sommes tous reliés et protégés. Nous pouvons affirmer qu’effleurer ou vivre en plénitude ces valeurs universelles est aussi une expérience du sacré. Chacun mettra les mots qu’il veut sur son vécu mais c’est chacun qui pourra authentifier intérieurement la validité etla fécondité de ce qu’il a reçu !
Laissons le mot de la fin à Jean-Yves Leloup :
« Nous avons à découvrir l’étoile au coeur de notre être mortel, avec toutes les couches de mémoire, d’échec, de culpabilité, de souffrance qui y fermentent. Cette étoile est la boussole qui nous aide à garder le cap et ne pas perdre notre Orient. »
Gabriel Vieille