Avec ma coéquipière du chemin cette année là, Marie Françoise, j’arrive à Estaing par une journée grisailleuse et longeant ce bord falaiseuxdu Lot si particulier, si fondant, avec ce cours d’eau à nos pieds.
En parlant de pieds, les miens sont dans un triste état. Moins pire que ceux que j’ai vus précédemment à Espalion chez une pèlerine anglaise, assise sur un banc, grimaçant de souffrance. Elle avait mis à nu ses pieds pour espérer un réconfort. Ils étaient couverts de grosses ampoules gonflées, dignes de méduses, de toutes parts ! Rouge vifs, écarlates comme de vraies écrevisses !!! Y en avait il dans le Lot? Elles devaient rire d’une telle vision!! Je n’avais jamais vu des pieds dans un tel état, et je viens de mesurer l’ampleur des marques du chemin sur son corps, sur nos corps de pèlerins. Je me suis arrêtée auprès d’elle pour échanger quelques mots, donner quelques conseils et gestes de compassion. Mon anglais est tristement pauvret pour diffuser de l’Espérance, mais s’arrêter sur le chemin est essentiel. Pour elle, c’est un stop impératif. Dur, dur ! Elle ne pourra pas poursuivre sur la voie du Puy en Velay.
Je reprends ma route, pas à pas, vers Estaing et j’y arrive. Mes orteils sont tenaillés par la douleur.
A l’hospitalité Saint Jacques, Léonard m’accueille. L’« accueil» : c’est un petit mot de 7 lettres mais, il est immensément grand ici. Tout de suite et dans la tranquillité de sa posture, je me sens reçue, admise dans ce que je suis, endolorie, fatiguée, mais heureuse aussi de découvrir cette maisonnée habitée spirituellement.
Dans la longue salle à manger, je me revois, en face à face avec lui, assise. Léonard soigne mes ampoules avec une belle présence. Moi, je découvre, ébahie, ce qu’est “une poupée” dans le jargon des soins d’ampoules ! Et oui ! Avec aiguille, fil et nœuds, Léonard fait une poupée à chacun de mes orteils !
La soirée se prolonge en partage, en échanges, en prières, en vaisselle, au milieu de toute cette magnifique boiserie qui enveloppe murs, escaliers, parquets de cette hospitalité St Jacques. Cette boiserie très ancienne est bien vivante par ces petits sons qui résonnent au moindre de nos pas. Ils nous suivent comme une présence invisible dans nos mouvements et nous invitent à avancer tranquillement, dans une lenteur bienfaisante.
Mais revenons-en à moi. Ma nuit se passe sans sommeil, les picotements, brûlants comme des piments ressentis au dessus de mes orteils, m’en empêchent.
Le Matin: chant dans le dortoir! “Tous les matins, nous prenons le chemin…” Enthousiasme de ma co-pélerine, Marie Françoise. Quant à moi, je souffre, je souffre. Mes orteils sont devenus des lames de rasoir! Le contact avec mes chaussures est éprouvant. A cet instant, vraiment, je pense ne pas pouvoir poursuivre le chemin. Je donne la liberté à Marie Françoise de continuer sa route sans moi : “Continue”. Je te donne le feu vert. Va !”. Les pèlerins quittent le gite un à un. La maisonnée se vide et le silence m’envahit. C’est un grand désarroi à l’intérieur de moi. Je me sens seule, contrariée, abandonnée, perdue, et les tréfonds de mes peurs archaïques ressortent!
Et là, Léonard s’approche dans sa présence rassurante. Il me dit: ” Va marcher sur les pavés de la ruelle d’Estaing, ça va anesthésier ta douleur “. Vous, en me lisant, vous y croyez ? Hé bien, moi, je ne sais ce qui me pousse à y croire, mais j’y crois, j’y crois! Et me voilà, à pas incertains, certes, à explorer mes ressentis pédestres délicats dans mes godillots sur chaque pavé très irrégulier du bourg !! Vous imaginez la scène…
La réalité est là, mais l’anesthésie des pavés manque d’anesthésiant et la douleur est bien vivante. Et, pourtant, le ciel, ce jour là, est magnifiquement bleu de lumière et ça sent le soleil qui va prendre toute sa place. Je le regarde ce ciel, je le supplie comme je peux.
Mes pas rejoignent Léonard qui s’est absenté mais, il n’est pas très loin. Il me dit seulement : “Tu sais, sur cette étape, il y a 80% de bitume ». Et là, revirement à l’intérieur de moi. Mon impasse se transforme en possible!! Déclic ! Foi du chemin qui va là où il doit aller ! En avant! Et c’est ainsi qu’à midi, je quitte Léonard dans la confiance. Il est comme un frère, un père qui me dit “bon chemin”. Il me dit d’autres choses dans un langage du chemin dont je ne me souviens plus, mais cela venait du cœur, de l’âme.
Je suis de nouveau en marche, déterminée, très concentrée de marcher sur les mousses herbeuses des bords de la route. Elles deviennent “mes coussinets”, mes petits ” ressorts”, mes “assouplisseurs” !
Puis, j’aborde le petit chemin escarpé….qui monte…et là, oui, là, à deux mètres de moi, là, une biche élégante, d’un saut somptueux, surgit devant moi. Beauté inattendue, grâce extraordinaire ! C’est un cadeau du ciel, un signe de la PRESENCE de Dieu dans toute la splendeur de sa création. Et, pour moi, la manifestation de sa présence sur mon chemin de St Jacques. Et, j’entends une voix en moi : ” va, continue le chemin dans la confiance, je suis avec toi”.
Je rends grâce encore et encore en ce jour pour cette rencontre avec Léonard, pour la foi qui s’en est dégagée, pour la fraternité vivante vécue avec lui, pour la douleur que j’ai pu exprimer et pour la guérison reçue.
Cette rencontre a marqué fortement tout mon chemin et reste primordiale pour moi. Pour tout vous dire, j’ai pu retrouver ma co-pèlerine, Marie Françoise, ce même jour et j’ai pu, par la suite arriver à Conques avec de beaux soutiens d’une pèlerine qui s’est mise à mon rythme pour descendre.
Je ne vous dévoile pas les épisodes d’après, mais rien est acquis! Je vous laisse les imaginer! Mais laissons toute la place à l’œuvre de Léonard.
En binôme, avec Elisabeth, le Seigneur a fait des merveilles auprès d’eux et pour nous tous !
Merci Léonard, merci à Elisabeth, merci à toute la fraternité de l’hospitalité Saint Jacques d’Estaing
Catherine Roubichou le 1 er février 2023
