Par William Griffiths
En 1993, Sue Morgan et moi, nous marchions sur le chemin du Puy en direction de Santiago ; nous avions entendu parler, par des membres de la Confédération Saint James qui avaient fait le chemin l’année précédente en vélo, qu’une nouvelle hospitalité pour pèlerins venait d’ouvrir à Estaing, sur la rivière le Lot. Nous arrivâmes au pied du bâtiment avec sa toiture en ardoise ; c’était une ancienne école.
Après avoir tiré la clochette d’entrée pour nous annoncer, nous fûmes accueillis par deux des fondateurs : Léonard et son beau-frère Louis-Marie. La troisième fondatrice, Elisabeth, l’épouse de Léonard, était absente ce jour-là. Elle venait de mettre au monde leur sixième enfant : Emmanuel. Autour d’une large table nous avons alors partagé les repas, puis il y eut, dans la petite chapelle, des temps de prière (complies en soirée avec chants, laudes le matin) autour de la statue de Saint Jacques sculptée par le père de Léonard. Nous avons eu droit au lavage, repassage et pliage de nos affaires. Nous avons appris plus tard que ce luxe supplémentaire n’était réservé qu’aux pèlerins se rendant à Santiago. Cette année-là, nous avions prévu de nous arrêter à Conques, mais, faisant le chemin avec un ami belge qui, lui, poursuivait jusqu’à Santiago, nous avions profité de cet avantage. Les hôtes nous ont alors conseillé de prendre une variante peu utilisée du GR65 et de nous arrêter la nuit dans tel village où ils avaient installé des lits de camp de fortune dans la salle d’une église.
Au cours des trois années suivantes, j’ai poursuivi mon pèlerinage vers Santiago. Chaque pèlerin garde au fond de lui le souvenir d’un accueil mémorable qu’il a reçu sur le chemin. Pour moi, c’est Estaing qui est resté dans mon esprit comme l’idéal de l’hospitalité. Chaque année, je leur écrivais pour réserver une place d’hospitalier et chaque année je revenais chez eux pour me mettre au service des pèlerins de passage.
Léonard, originaire du Limousin, était né en 1951 à St-Léonard-de-Noblat, saint patron des prisonniers, sur la route de Vézelay à Santiago. En 1973, il obtient son diplôme de médecin, puis épouse Élisabeth et ils fondent leur famille. A Orléans, il pratique la médecine homéopathique (en tant que médecin moi-même, j’avais une vision assez différente de l’homéopathie, mais Léonard et moi ne nous sommes jamais chamaillés à ce sujet). La famille avait l’habitude de marcher avec des amis sur la courte distance qui relie Orléans et Notre-Dame-de-Cléry sur la route de Paris. Les enfants de la Confraternité St James connaissent bien Notre Dame de Cléry : ils la chantent dans une des comptines qu’ils ont apprise chez nous. Quand Léonard tomba malade à cette époque, c’est à Cléry, qu’Élisabeth est allée prier pour sa santé et c’est sa guérison qui poussa Léonard, avec Louis-Marie et un troisième ami, à se mettre en route sur la route de Vézelay vers Santiago.
Des années plus tard, en 2017, l’Hospitalité a publié un livre intitulé « Le temps de Compostelle » (bibliothèque EÉC no 06984). Un film (AVM E30) du même titre a été réalisé (grâce notamment aux compétences techniques du fils ainé de la famille). Il montre les “signes et les traces” rencontrés par les pèlerins le long du Chemin. Parmi les histoires racontées dans le livre, il y en a une qui relate un miracle attribué à l’archange Saint Michel (San Miguel lager) qui s’est produit lors de la marche des trois amis, près de Compostelle. Élisabeth se rendit à leur rencontre à Santiago, peu avant de donner naissance à leur fils Jacques.
Ce n’est qu’après une période de profond discernement, et en tenant compte de l’avis de leur famille, que les fondateurs ont pris la décision de quitter leurs emplois précédents et de se consacrer exclusivement à l’accueil des pèlerins. La maison d’Estaing leur a été proposée par l’évêque et, après avoir fait ailleurs une première expérience de vie communautaire, l’Hospitalité a ouvert ses portes en 1992. Léonard et Élisabeth, et leurs enfants jusqu’à leur départ du foyer familial, furent au cœur de l’accueil des pèlerins. D’autres s’engagèrent pour une année ou plus (Xavier, Marie-Claude, Vincent et d’autres), puis il y eut une succession d’hospitaliers.
Je me souviens de mon premier matin comme hospitalier à Estaing où Léonard me laissa commettre divers faux pas – comme demander aux pèlerins pourquoi ils faisaient le pèlerinage. Mais je n’avais pas commencé encore ma séance de formation.
En 2001 à Canterbury, s’est tenue une conférence de la Confédération de St James, sur l’hospitalité Saint Jacques, au cours de laquelle Marie-Claude Piton nous a parlé de l’hospitalité d’Estaing (compte-rendu publié dans « Body and Soul », numéro spécial de notre Bulletin, no 75.). La conférencière avait parlé des « trois tables » autour desquelles les pèlerins étaient accueillis après avoir reçu un rafraîchissement. Elle avait dépeint la bibliothèque, conçue pour approfondir ses connaissances, la table, pour les repas conviviaux suivis de la fameuse vaisselle. Elle nous avait raconté comment chaque pèlerin, après avoir quitté l’hospitalité, était accompagné par les prières des membres de la communauté, tous les matins aux laudes, jusqu’à son arrivée à Santiago (environ pendant deux mois).
L’Hospitalité a travaillé en étroite collaboration avec les moines de Prémontré de Conques (à deux jours de marche), pour créer « Le petit guide spirituel du pèlerin » (la dernière édition de 2021 se trouve au no 00119 de notre bibliothèque) et en favorisant les liens avec les accueils similaires de type « donativo » (libre participation aux frais) qui pratiquaient la prière en communauté. Une fois, quand j’étais là-bas, la boîte à dons dans l’entrée fut cambriolée. « Ce n’est que de l’argent », avait dit Léonard, « ce n’est pas si important ». Le jeune coupable la ramena peu de temps après.
Il fut un temps où les hospitaliers d’Espagne et de France voulaient se trouver un saint patron. En Espagne, leur choix se porta sur San Amaro, un ermite vivant près de Burgos. A Estaing, ils avaient découvert qu’à côté de la route du Puy, vers l’ancien sanctuaire marial de Rocamadour, il y avait eu un hôpital dirigé par la branche féminine des Hospitalières, qui avait des liens avec l’Ordre de Malte. C’est ainsi que Sainte Fleur l’Hospitalière fut élue patronne et que des pèlerinages annuels commencèrent à s’organiser vers l’hôpital en ruine d’Issendolus et jusqu’à l’église où Ste Fleur était enterrée. En raison de mes liens avec Malte, je fus désigné « animateur » de cette conférence ! Par la suite, ces pèlerinages devinrent mon principal engagement auprès d’Estaing, jusqu’au moment où l’on m’a demandé de soutenir l’action des chemins de Vézelay, plus nécessiteux que ceux du Puy, et que j’ai laissé mes responsabilités dans l’« animation ». Mais chaque fois que j’étais hospitalier sur la route de Vézelay, je ne manquais pas d’appeler mes amis d’Estaing ; je leur étais tellement reconnaissant de tout ce que j’avais appris chez eux sur l’accueil des pèlerins !
L’Hospitalité a survécu à la pandémie de COVID-19 (avec un « pèlerin perpétuel » qui est arrivé juste avant le confinement et est resté pendant toute sa durée !) et elle a repris son fonctionnement normal. En décembre 2021, nous avons appris que Léonard avait un cancer grave, qu’il avait besoin de traitements complexes et que l’Hospitalité devait fermer (il y a d’autres gites pour pèlerins à Estaing). Léonard a terminé son pèlerinage terrestre le 14 janvier 2023. Un rassemblement aura lieu à Conques à Pâques pour discerner quelle suite donner à l’association. Il semble probable que l’accueil dans le bâtiment d’Estaing ne reprendra pas, mais qu’une nouvelle forme d’accueil perpétuera la mission de l’Hospitalité dans ce coin de la route du Puy.
William Griffiths
Ancien président de la Confraternity of St James d’Angleterre.
